Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, Fayard, 2006.
Attali, ancien conseiller du président socialiste Mitterrand et fondateur en 1994 du cabinet Attali & Associés spécialisé dans le conseil stratégique et le capital risque, joue dans ce livre les Madame Irma en prédisant l’avenir dans sa boule de cristal. Il adore le préfixe « hyper » qu’il met à tous les sauces : hyper empire, hyper conflit, hyper démocratie, hyper surveillance, hyper nomade, hyper classe, hyper intelligence. On est dans le sensationnel, et aussi dans le catastrophisme avec les prévisions habituelles sur le manque d’énergie, de matières premières, les catastrophes naturelles à venir, la réduction de la diversité animale et végétale. Mais c’est la loi du genre, annoncer que les trains arriveront à l’heure n’est pas vendeur.
Le premier chapitre entier est consacré à l’histoire du capitalisme. Attali se fait historien en passant en revue les villes qui furent au cœur de l’ordre marchand : Bruges (1200-1350), Venise (1350-1500), Anvers (1500-1560), Gênes (1560-1620), Amsterdam (1620-1788), Londres (1788-1890), Boston (1890-1929), New York (1929-1980), Los Angeles (1980- ?). Curieusement c’est la partie la plus enrichissante du livre. Il en tire de nombreux enseignements : un nouveau cœur apparaît dans une région où règne la liberté individuelle et l’idéal judéo- grec (Attali n’utilise pas le terme judéo-chrétien), il se développe avec l’apparition d’une nouvelle invention technique, commerciale ou financière, la démocratie progresse avec le marché, le cœur s’épuise à chaque fois en dépenses militaires à l’étranger, une crise financière signe la fin d’un cœur.
Le deuxième chapitre est consacré à la fin de l’empire américain : les entreprises US délocaliseront davantage la production et la recherche, les classes moyennes seront de plus en plus précarisées, des troubles apparaitront parmi les minorités, les salaires américains continueront de baisser en raison de la concurrence des travailleurs étrangers et des délocalisations, son déficit courant sera encore plus abyssal.
Attali prévoit pour 2025-2030 une grave crise financière liée à la baisse des prix de l’immobilier US, l’insolvabilité de nombreux ménages endettés et la paralysie du système financier US. Sur ce point il faut reconnaître la clairvoyance de l’auteur, malgré une erreur sur la date puisqu’elle est survenue dès 2007. Erreur aussi sur les causes puisque selon Attali, la Chine et d’autres pays ne voudront plus acheter de bons du trésor US et souhaiteront diversifier les réserves en d’autres devises que le dollar, d’où une hausse des taux et du coût des crédits. Cette défiance vis-à-vis du dollar ne s’est pas encore produite mais a des chances de survenir dans l’avenir.
Dans l’avenir, les personnes âgées seront politiquement majoritaires : elles imposeront la priorité au présent, la stabilité des prix et le report des charges sur les générations suivantes (p.195). Pour financer les retraites, Attali préconise le recours à l’immigration sans cacher ses effets sur les salaires. « Le salaire ouvrier américain baisse depuis 1973 en raison de la concurrence de l’immigration et de celle des délocalisations » écrit-il page 152 et « L’afflux de travailleurs immigrés dans les pays développés rendra plus facile le financement des retraites, mais pèsera sur les salaires des classes moyennes » page 202.
Après avoir passé en revue toutes les régions du monde susceptibles de prendre le relais du dernier cœur, Los Angeles, Attali affirme que vers 2030 aucun cœur ne sera plus nécessaire au fonctionnement de l’ordre marchand. Les coûts de l’échange de données étant devenus très faibles, les élites n’auront plus besoin de vivre au même endroit pour diriger le monde.
Le troisième chapitre est consacré à l’hyper empire. L’hyper empire désigne la marchandisation de la planète, aboutissant à la déconstruction des services publics, de la démocratie, des Etats, des nations. L’éducation, la santé, l’environnement, la souveraineté seront des domaines où les entreprises privées remplaceront l’Etat. Ces firmes privées édicteront des normes pour minimiser les risques à couvrir. Comme firmes mondiales d’avenir capables d’imposer leurs normes aux Etats, Attali cite notamment AIG et City Group. Erreur de casting car en 2009 c’est au contraire l’Etat américain qui vola au secours de ces entreprises au bord de la faillite.
Les Etats se feront concurrence par une baisse massive des impôts ce qui les privera de l’essentiel de leurs ressources. Les services publics seront délaissés, la précarité se généralisera. Le contrat l’emportera sur la loi, les mercenaires sur l’armée et la police, les arbitres sur les juges. Les gouvernements seront de plus en plus manipulés par des groupes de pression.
La seule vraie rareté : le temps. Nul ne peut en produire, nul ne peut vendre celui dont il dispose, personne ne sait l’accumuler. On assistera à la « marchandisation du temps ». Tout temps passé à autre chose que consommer sera considéré comme perdu. Le nomadisme augmentera grâce aux infrastructures de télécommunications à haut débit. L’hyper surveillance verra le jour, des capteurs et des caméras seront placés en tous lieux. Tout le monde saura tout sur tout le monde. Apparaitra aussi l’auto surveillance via divers capteurs miniaturisés et l’auto réparation. Deux industries domineront : l’assurance et la distraction.
Les maitres de l’hyper empire sont les hyper nomades, sorte d’hyper classe mondiale vivant dans des villes privées, pratiquant une sexualité débridée. L’individualisme et le narcissisme seront exacerbés, la solitude omniprésente, les drogues deviendront des produits de consommation de masse. « Le monde ne sera alors qu’une juxtaposition de solitudes, et l’amour une juxtaposition de masturbations » écrit Attali p. 272. On essaiera même de fabriquer des êtres humains avec des caractéristiques choisies à l’avance.
Apparaitra un marché sans Etat, or ce n’est pas viable. Aussi des organismes publics ou privés tenteront d’édicter des règles mondiales, tels la BRI de Bâle pour les règles comptables et financières, les agences de notation, les fédérations internationales de sport.
Un chapitre est consacré à l’hyper conflit. Devant la montée des gangs, mafias, mouvements terroristes et autres cartels de drogue, les démocraties auront besoin de militaires qu’elles auront bien du mal à recruter malgré l’appel à l’immigration, d’où le recours à des entreprises de mercenaires. Des épidémies de masse pourront être déclenchées à volonté. Une colère puissante montera contre l’Amérique, la démocratie, la globalisation, le marché. Mais ces gens n’auront rien à proposer à la place du marché et de la démocratie. Il existera une version religieuse de ce combat, chrétienne mais surtout musulmane. Le nombre de conversions à l’Islam, 3 000 par an en France, ne devrait pas augmenter. La défense continuera de représenter plus du quart du budget américain. La défense des européens sera de plus en plus harmonisée avec celle des USA. Vers 2030, l’Alliance atlantique rentrera dans l’isolationnisme et le protectionnisme économique et militaire (bouclier antimissiles).
Attali prédit des choses qui sont déjà des réalités : les USA s’assureront de la docilité des dirigeants du Mexique, du Canada et du Venezuela ; aux marges de la Russie des guerres civiles souvent financées par des compagnies pétrolières ruineront les régions de transit. « A ce rythme (…) ce n’est pas l’Afrique de demain qui ressemblera un jour à l’Occident d’aujourd’hui, mais l’Occident tout entier qui pourrait demain faire songer à l’Afrique d’aujourd’hui. » p. 357. L’hyper conflit peut avoir lieu à Taiwan, au Mexique ou au Moyen Orient. Le monde peut alors devenir un immense champ de bataille. Toutefois, Attali pense que cela peut être évité par l’arrivée de nouvelles forces instaurant l’hyper démocratie.
L’avant dernier chapitre est consacré à l’hyper démocratie. Une avant-garde d’individus, appelés les transhumains, animeront des entreprises relationnelles où le profit ne sera plus qu’une contrainte, et non une finalité. Ces transhumains seront altruistes, respectueux de la nature et des hommes. Ils créront des institutions planétaires pacificatrices et produiront des biens essentiels pour le bien de tous. Des biens communs créeront de l’intelligence collective. Ici, Attali enchaine des concepts aussi vagues que grandiloquents. Dans ce travail de visionnaire, Attali se compare modestement à Marx, oubliant de dire que Marx s’est fourvoyé dans nombre de ses prédictions.
Attali adore les institutions supranationales : une ONU aux pouvoirs renforcés, un Parlement planétaire capable de lever un impôt planétaire et d’imposer des normes sociales et environnementales, une fusion du conseil de sécurité avec le G8, un Tribunal pénal planétaire, une Agence mondiale de l’eau, une agence universelle chargée de contrôler les monopoles (qui l’a contrôlera ?), des instances de contrôle pour les aliments, les assurances, la propriété intellectuelle. Et une Banque centrale mondiale gérant une monnaie unique. Il propose d’en installer certaines à Jérusalem, pourquoi ? Avec qui à leur tête : peut-être Attali lui-même ! Pourtant, de son passage à la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD), on a surtout retenu les dépenses somptuaires qui l’ont forcé à démissionner.
L’idée centrale est que, régulé, le marché fonctionnera mieux. Attali cite les biens essentiels auxquels tout individu a droit : il y en a plus de vingt ! Le principal est l’accès au « bon temps » défini comme vivre libre, longtemps, et jeune. Mais la liberté ne sera-t-elle pas considérablement diminuée par tous ces bureaucraties internationales ? Au travers d’une phrase, on s’aperçoit qu’Attali n’a pas renoncé à ses idées socialistes : « Je veux également croire que les dictatures caricaturant l’hyper démocratie dureront moins longtemps que celles qui ont caricaturé le socialisme » p. 391. Il reprend ainsi l’antienne consistant à dire que le socialisme est en soi un bon système, mais qu’il a été mal appliqué ou pas appliqué.
Attali termine sur le déclin français. qu'il illustre par divers chiffres : la durée annuelle du travail est la plus basse du monde, un Français produit 35% de moins au long de sa vie qu’un Américai, la France ne produit presque aucun objet nomade, la recherche est négligée : parmi les 700 entreprises mondiales consacrant plus de 35 millions de dollars d’investissements en R&D, 300 sont américaines, 154 japonaises, 54 allemandes, 41 anglaises, 36 françaises ; les Français déposent deux fois moins de brevets que les Allemands ou les Suédois, la durée moyenne de chômage est de 4 mois au Canada contre 16 mois en France, la dette est élevée, sans qu’on perçoive sa gravité à cause de l’euro.
Certes Attali est lucide sur ce point mais il omet de mentionner que les 14 années du septennat de F. Mitterrand – dont il a été le conseiller – en sont une des causes. Comme solution, il propose de diminuer les dépenses publiques et augmenter les impôts pour rembourser la dette, et d’accepter l’entrée de centaines de milliers d’étrangers par an, et pas seulement des diplômés.
Pour conclure, le livre d’Attali contient plus souvent la prolongation de tendances déjà observables que de prédictions inédites. De l’ensemble on garde une impression de froideur, de cynisme, de vénération du nomadisme, de l’absence d’ancrage terrien. Attali attend beaucoup des élites bureaucratiques mondialistes mais ne fait pas vraiment confiance à l’individu. L’avenir que prévoit Attali est un cauchemar, on espère qu’il ne réalisera pas.